L'histoire de la figuration dans l'art depuis la Renaissance italienne est ici revisitée à la lumière de l'événement qu'a constitué la disparition irrémédiable des corps opérée à Auschwitz.

En référence à Theodor W. Adorno, qui condamnait comme « barbarie » toute tentative d’écrire de la poésie « après Auschwitz »   , et à Hans Jonas, qui s’interrogeait sur les modifications de notre conception de Dieu « après Auschwitz »   , l’historien de l’art Paul Bernard-Nouraud explore l’histoire de l’art après Auschwitz, ou plus précisément « d’après Auschwitz » — comme si les œuvres produites temporellement après l’événement en portaient la trace, ainsi que celle de l’histoire plus longue dans laquelle s’inscrit cet événement lui-même.

L’ouvrage sous-titré « Figures disparates » est le premier tome d’une trilogie à venir, qui se propose de réévaluer l’histoire de l’art « d’après Auschwitz », c’est-à-dire à l’aune de l’expérience des camps d’extermination dont Auschwitz est le symbole. Ce premier volume porte sur l’histoire de l’art antérieure à l’événement lui-même et cherche à retracer, depuis la Renaissance, les différentes modalités de représentation des figures humaines. Ce faisant l’auteur cherche à montrer comment l’événement d’Auschwitz a induit une rupture franche avec les représentations dominantes de la période qui l'ont précédé, mais aussi a renforcé les traits de certaines figures disparates du passé.

L'esthétique du discernement

Pour comprendre la brisure produite par Auschwitz relativement à l'histoire de l'art et aux modalités antérieures de la figuration, l'auteur présente une analyse de l'œuvre « l’homme brisé » du peintre Zoran Mušič. Ce tableau représente un corps humain brisé sur fond de traces elles-mêmes brisées. Il faut alors un effort pour que le regard reconstitue cette forme centrale, et c'est là tout l'objet de la réflexion de Bernard-Nouraud : d'où vient que les figures humaines soient désormais représentées de cette manière par les artistes ? Car cela n'a pas toujours été le cas.

L'auteur commence en effet par restituer le principe de figuration antérieur, qui a été établi à la Renaissance et qui a ouvert la voie à la modernité (cette dernière opérant elle-même une rupture avec le principe « médiéval » antérieur). Les principaux représentants en sont le peintre italien Masaccio (1401-1428) et le théoricien des arts Alberti (1404-1472). L'un et l'autre sont contemporains de l'apparition, en peinture, de la technique de l'ombre portée, ce qui permet de faire ressortir sur la toile des personnages « discernables ». Ce mode de représentation peut ainsi être qualifié d'« esthétique du discernement » et se caractérise par la mise en évidence des corps humains, nouveaux centres des compositions picturales.

La mise en évidence de cette innovation, qui influencera tout l'art ultérieur, permet à l'auteur de ressaisir à sa lumière la genèse de la pensée esthétique moderne : le rôle de l'artiste, la conception du tableau comme fenêtre ou miroir, le rapport à la nature, la définition du beau et du sublime, la tâche du spectateur, la fonction des savoirs, les tensions entre trait et couleur, le dualisme âme/corps, etc. Chaque analyse est appuyée sur des œuvres picturales ou théoriques précises.

Or, c'est avec cette esthétique du discernement que rompt brutalement l'art d'après Auschwitz. Ce dernier renonce à la figuration élaborée et à la limite imposée à elle : il annonce la destruction et la disparition des corps. En d'autres termes, avec Auschwitz, nous entrons dans une esthétique de l’indiscernable et de l’infigurable.

Les figures disparates

Mais à y regarder de près, un certain trouble avait déjà investi ce modèle, dès ses prémices historiques. L'auteur souligne en effet que la période qui entoure la Renaissance est marquée par de forts affects de peur, associés notamment aux terribles épidémies de peste qui continuent de ravager l'Europe. Ainsi, cette période classique de l’histoire de l’art pictural doit également être analysée à partir de ce contexte : un monde en désordre, voué à la maladie et à la guerre, face auquel les artistes se positionnent.

Or, si la modernité artistique et son esthétique du discernement s'est fondée sur l’oubli de cette peur, s'efforçant de façonner dans ses tableaux un monde sans peur, certaines « figures disparates » ont fissuré les canons classiques pour montrer les corps exposés à la violence et à l'épouvante. C'est par exemple le cas de Goya, qui soumet ses tableaux à une norme de décomposition qui affecte les figures humaines. Bernard-Nouraud identifie ces pratiques picturales comme les fondements lointains de l'art d'après Auschwitz.

À partir de la brisure de la peste, qui conduit les artistes à inquiéter le canon du discernement, l'auteur retrace ainsi une « autre » histoire de l’art, qui diffère du récit traditionnel faisant de l'artiste l'incarnation du héros moderniste. Dans ce premier volume, le lecteur est donc invité à naviguer entre le traumatisme de la peste et celui d’Auschwitz, de manière à mesurer les écarts et les similarités qui peuvent s'observer entre des œuvres témoignant d'une grande intimité avec l'horreur et tendant à faire disparaître la figure humaine de la toile. En faisant émerger ces traits communs, l'objectif de l'auteur n'est pas d'aplanir l'histoire et de niveler les spécificités de chaque événement ; par ailleurs, il est bien conscient qu'on ne saurait réduire une œuvre à un événement historique donné dont elle ne serait que l'analogon. En parlant de « traces », Bernard-Nouraud suggère que des voix particulières ont été portées à travers ces périodes historiques, se traduisant dans des formes picturales communes, tout en laissant à chaque artiste la latitude de se démarquer, y compris de sa propre époque.

La centralité d’Auschwitz

L'un des intérêts de la démarche de l'auteur est qu'elle permet de penser l’irréversibilité d’un fait ou d'un événement historique, comme c'est le cas d’Auschwitz. Là encore, Bernard-Nouraud est prudent : il ne minimise pas la difficulté qu’il y a à faire recouvrir par ce seul nom toutes les formes prises par l'événement de la Shoah, et à lui faire porter toutes les conséquences de cet événement dans l'histoire de l'art. Il n'en demeure pas moins que ce camp est devenu le symbole du lieu de la disparition, celle des corps et celle de l'humanité, en un sens absolu et irrémédiable.

Avec Auschwitz, donc, l’édifice de l’art conçu à l’époque de Masaccio et Alberti s’effondre ; il n’en reste que des ruines — puisque l’auteur montre bien que cette esthétique du discernement continue d’informer l’imaginaire contemporain, sous forme « nostalgique ». À l’inverse, Auschwitz a réveillé, confirmé et amplifié le souvenir de la peur suscitée par la peste. Comme l’analysait déjà Adorno, Auschwitz a fait basculer le monde dans un type de peur qui dépasse la crainte de l’enfer médiéval ou l’horreur des épidémies de peste et des guerres de la Renaissance : il s’agit d’une « nouvelle horreur », pire encore que la mort, qui trouve ses causes aussi bien que ses effets au cœur de l’humanité.

D’un point de vue pictural, ce seuil franchi dans l'ordre du traumatisme historique se traduit par une radicalisation du geste opéré par les « figures disparates » du passé : les corps qui avaient été blessés ou décomposés sur la toile (mais qui demeuraient puissants, désirables, beaux dans leur manière de conjurer la peur, comme ceux de Saint Sébastien peint par le peintre italien Andrea Mantegna, ceux du Massacre des Innocents, ou ceux des Martyrs de mai de Goya) sont désormais proprement indiscernables.

Ces représentations traduisent le vide abyssal créé par le génocide, dont il est impossible de se faire une image précise et « discernable ». Il ne subsiste en effet des corps disparus à Auschwitz quasiment aucune trace visuelle ; on ne peut entretenir avec eux que des souvenirs abstraits. Ainsi, Auschwitz n’est pas tant la cause mécanique de la peinture qui vient « après », que l'événement qui transforme le geste artistique en un moment mémoriel sans référence, quoique producteur de traces.

Ces traces se déploient donc avant et après l'événement lui-même, et ce sont elles qui constituent le cœur de l'ouvrage de Bernard-Nouraud. Ouvrant des pistes en vue des deux volumes suivants, il remarque par exemple que les mouvements artistiques du premier XXe siècle, et les œuvres de Manet ou de Cézanne notamment, offrent de nouveaux modèles de réflexion picturale, dans lesquels se joue la question de l’absence, et notamment de l’absence de l’humain. Puis, la photographie de guerre bouleverse les imaginaires en présentant au public les « gueules cassées » des soldats et les champs de ruines qui s'étendent partout. D'autres artistes, enfin, s’orientent désormais vers l’abstraction. C'est le cas de Malevitch, dont le célèbre « Carré noir sur fond blanc » nous fait pénétrer dans le silence de l’art sans figures.